Le Monde vu de la Cortewilde

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6/2/16 : "L'édifice immense du souvenir" : chez Thérèse Leterme...

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     Cette semaine, ma maman m'a appris que Thérèse Leterme était décédée.

     "Mais qui donc est-ce?" me direz-vous...

     Disons que Thérèse Leterme était une des dernières icones vivantes du petit commerce houthémois d'antan, de ma jeunesse des années '60...

     Elle vendait des chaussures. Sa boutique se situait au début de la rue de Wijtschaete, mais il faut être quasiment cinquantenaire pour se souvenir de Thérèse et de son magasin.  Il y a une quarantaine d'année, à sa retraite, c'était devenu une imprimerie, "Publiprint", tenue par un de ses neveux, avant d'être pour quelque temps une petite papeterie, la "Boutique Coraline". Mais depuis près de 35 ans, c'est la boucherie-traiteur Luc qui occupe les lieux.

 

     Et le nouvelle de la mort de cette brave dame que j'avais oubliée depuis bien longtemps a pourtant réveillé en moi quelques souvenirs d'enfance comme j'aime les voir resurgir à l'une ou l'autre occasion.

 

     Aller chez Thérèse Leterme, c'était un peu un événement, car on ne recevait pas de nouveaux souliers tous les jours, c'était donc un "grand jour", comme il y en avait trop peu dans l'année.

     Il y avait d'abord, en entrant, cette bonne odeur de cuir qui vous envahissait les narines.

 

     Mais aller chez elle provoquait  chez moi deux sentiments un peu contradictoires.

 

     En premier lieu, bien sûr, comme je viens de l'écrire, la joie tant attendue de recevoir des nouveaux souliers. Je m'imaginais déjà le premier jour où j'allais pouvoir les étrenner, tout fier, comme si tout le monde ce jour-là allait les remarquer et m'admirer... Ce serait probablement pour la messe du dimanche qui suit, car il était de règle que les nouvelles acquisitions vestimentaires devinssent d'abord, pour un certain temps, les "habits du dimanche". Des chaussures dont il allait donc falloir prendre grand soin, sans marcher dans les flaques, sans griffer les bouts, sous peine de rappel à l'ordre en bonne et due forme!...

 

     Mais en même temps, ce passage à la boutique de souliers provoquait chez moi une certaine appréhension : en effet, pour le gamin que j'étais, ça allait durer trop longtemps! 

     Thérèse était en effet une femme restée célibataire, seule et sans enfants, et comme elle recevait peu de clients sur une journée, chacun d'eux était l'occasion d'entamer une longue conversation ou plutôt un long monologue. Et impossible d' y échapper, son dada était de raconter les nouvelles concernant sa famille qu'elle avait ma foi fort nombreuse ( les Leterme sont en effet une des grandes familles houthémoises!). Elle nous racontait ainsi avec force détails la vie de ses soeurs, de ses neveux et nièces, de son frère qui était prêtre à Paris... Des tas de gens que je ne connaissais pas : toute une galerie de portraits qui s'éternisait alors que je trépignais d'aller à la maison faire mes premiers pas dans mes godasses flambant neuves!...

      

     Autre détail anecdotique dont je me suis souvenu, c'est que l'achat de souliers chez elle commençait toujours par cette même question rituelle qui avait excité ma curiosité "linguistique" : "Que désirez-vous : des molières ou des mocassins?" J'avais donc appris chez Thérèse une chose extraordinaire : qu'il y avait deux types de souliers, des "molières" et des "mocassins", mais il me fallut un certain temps avant de comprendre qu'elle voulait tout simplement savoir "avec ou sans lacets?"... Et puis c'était la longue séance d'essayage, où elle apportait une multitude de boîtes et vous faisait essayer toute une série de chaussures en appuyant bien fort au niveau des orteils en disant "Ca, c'est une très bonne bottine!". Et puis elle repartait encore vaillamment chercher quelques autres modèles...

 

     Il existait un autre article de sa caverne d'Ali Baba dont le nom imagé excitait mon amour des mots : la "bain de mer", car je ne voyais pas vraiment de rapport entre cette frêle chaussure de toile et l'idée saugrenue d'aller patauger avec ça dans la mer (ce titre eût mieux convenu à la sandale en plastique que certains de mes camarades portaient fièrement, avec ou sans chaussettes, et que je détestais tout particulièrement). La "bain de mer", la fameuse pantoufle de sport en toile blanche, mais que les parents achetaient plus pour son petits prix que pour le sport. Les cours de gym étaient en effet très rares à l'école primaire : pas de maître spécial de gym à l'époque ( pas plus que de piscine qui n'existait d'ailleurs pas encore à Comines!). C'était pratiquement la seule chaussure de gym que nous connaissions, la "bain de mer", avant que les "baskets" (encore un mot nouveau arrivé dans mon lexique!) montantes en toile, "avec l'étoile dans le rond", ne fassent leur apparition dans les années '60...

 

     Bref, mes passages à la boutique de Thérèse, en plus de souliers neufs, contribuèrent à la richesse de mon vocabulaire et à ma passion philologique des mots...

 

     Quelqu'un a dit avant moi que "le souvenir est un immense édifice"* : qu'il suffit parfois d'un petit détail du passé, le nom d'une personne, une musique, une odeur... mais ce détail vécu à ce moment-là avec plus d'intensité que tout le reste, pour qu'un pan complet du passé se reconstruise peu à peu dans notre mémoire. Ainsi la mort de Thérèse Leterme, un fait a priori banal, a ressuscité en moi un enchaînement de souvenirs qui m'ont fait revoir un instant toute une époque de ma jeunesse : celle où Houthem était encore un petit village pittoresque, avec une "grand-place" qui vivait au rythme de son église et de tous ses petits commerces : l'épicerie de Jeanne, la boutique de vêtements de son frère Rémi le sacristain, le boucher Maurice, Charles l'électricien, le cabaretier, son frère le coiffeur, le quincailler... et bien d'autres encore qui mériteraient chacun un article amusant. 

 

     Mais ce sera peut-être pour une prochaine fois...

 

 

 

 

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* "Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray [...] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté [...]. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.

 

  Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante [...] aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre [...] et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau [...] et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé."

 

     Marcel PROUST, "Du côté de chez Swann", 1913 (A la Recherche du temps perdu)

 



08/02/2016
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