Le Monde vu de la Cortewilde

Le Monde vu de la Cortewilde

La guerre de mon père.

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     Il y a quelques années, mon père, qui sentait la maladie le handicaper toujours plus, m'avait demandé de l'aider à rédiger ses souvenirs de la période de la guerre 40-45, à l'intention de la Société d'Histoire.

     Il m'avait ainsi confié un paquet de feuilles de notes, dont l'écriture hésitante dénotait déjà les progrès de la maladie. J'en avais donc fait une synthèse rédigée en texte suivi qui allait paraître dans le volume de l'année 2013 des Mémoires de la Société d'Histoire de Comines-Warneton.

     Mon père avait 8 ans lors de la déclaration de la guerre en 1939 et donc 9 ans lorsqu'il vit arriver les premiers Allemands à la Cortewilde en mai 40 lors de la "Bataille du Canal" qui se déroula entre autres sites à quelques mètres de sa maison à la Cortewilde.

     Ce sont ses souvenirs de jeune adolescent qu'il tenait à nous confier, depuis le 24 mai 40 où, terré avec ses parents dans une cave, il vit pour la première fois des soldats allemands, très agressifs, prêts à tirer, jusqu'au 5 septembre 1944 où, avec son vélo sans chambre à air, il roula jusqu'à Comines pour voir les premiers libérateurs accueillis dans la liesse populaire.

     Voici donc ce texte, qui commence par un petit résumé historique des circonstances du début de la seconde guerre mondiale.

 

 

***

1. La "drôle de guerre".

 

   Lors de la Conférence de Munich du 29.09.1938, les Alliés  (Français et Britanniques) revinrent avec un pacte de non-agression qui acceptait les exigences d’Hitler : la cession d’une partie de la Tchécoslovaquie. Mais l’essentiel pour tous était qu’un pacte de paix fût conclu avec les Allemands.

    Mais très vite ce fut la déception du côté des Alliés. On avait bien l’impression qu’Hitler n’allait pas tenir ses promesses et que la guerre était proche. 

     Et en effet, le 1/9/1939, Hitler attaqua la Pologne. La France et l’Angleterre, alliées des Polonais, furent forcées de déclarer la guerre à Hitler, ce qu’il attendait justement pour ne pas être accusé d’avoir commencé. Après une résistance héroïque, les Polonais capitulèrent le 6 octobre.

 

    Pendant ce temps, les Français hésitèrent à attaquer les Allemands, préférant camper sur la ligne Maginot et chanter « On ira pendre not ’linge sur la ligne Siegfried ! ».  Les Allemands, qui s’attendaient pourtant à une attaque, les observaient depuis cette fameuse « ligne Siegfried »…

    Ce fut la célèbre « drôle de guerre », sans un seul coup de feu tiré, qui dura près d’un an pendant lequel on se persuada qu’Hitler n’oserait pas.

       Jusqu’au 10 mai 40, où les Allemands attaquèrent par surprise le Grand-Duché de Luxembourg, puis la Belgique et la France, la « Blitzkrieg », comme en 14. Et comme en 14, les Français crurent à l’invincibilité de leur armée, grâce à leur fameuse ligne Maginot.

 

               Durant cette « drôle de guerre », il y eut pour les soldats belges des périodes de mobilisation temporaires de 8 à 15 jours, parce que les Alliés se méfiaient d’Hitler qui n’attaquait toujours pas.

 

            Mais ces mobilisations avaient un effet négatif puisque ces soldats devaient quitter leur travail, ce qui causait un énorme problème au bon fonctionnement des industries. Ils devaient aussi se contenter d’une maigre solde de 1 franc par jour. Et à cette époque, la crise économique qui avait démarré en Europe avec la faillite de l’Allemagne était déjà fortement ressentie  chez nous. Le surendettement de l’Etat en était la cause principale, exactement comme actuellement.

 

            Les gens devaient donc restreindre leur train de vie encore plus durement, et certains furent contraints de vendre des biens pour survivre, comme dut le faire par exemple un Houthemois qui  vendit la grosse moto qu’il aimait tant !

            Au « Café du Commerce » de mes parents, j’étais bien placé pour entendre les conversations des clients sur ce sujet. L’information était cependant beaucoup plus limitée que de nos jours, et l’on ne savait que ce que les autorités voulaient bien nous laisser savoir… Nombreux étaient les gens qui étaient stressés. On se souvenait encore de 14-18, on avait à peine fini de reconstruire le village, les anciens combattants avaient encore des idées bien carrées. Les ménagères essayaient de faire des provisions avec leur maigre revenu : sucre, café, huile, farine,…

 

            Ma mère fut bien inspirée d’acheter une grande boîte de café. Elle ne savait pas encore à ce moment combien elle nous servirait, chaque dimanche, à garder le moral en ces temps de cruelle disette.

 

2. Le début de la guerre.

 

      Le 10 mai dès 5 heures du matin, nous entendîmes des explosions du côté de Lille : les avions allemands étaient en train de bombarder les champs d’aviation de Bondues et de Wevelgem, pour clouer les avions au sol.

 

        A ce moment-là, nous avons compris : c’était l’attaque surprise des Allemands, et dès lors la guerre fut très rapidement aux portes d’Houthem.

 

       Les Allemands eurent en effet vite fait de percer les lignes alliées. Les Belges se replièrent derrière le canal Albert, mais furent rapidement débordés avec la prise du fort d’Eben Emael.

 

       Ils organisèrent une nouvelle résistance sur l’Escaut et la Lys, où ils luttèrent 3 jours avant de craquer définitivement. Un soldat houthemois, Henri Demey, fut tué à Kuurne le 20 mai, jour de son 20ème anniversaire…

 

       Dès lors, les Nazis avaient le champ libre pour foncer vers le port de Dunkerque et y écraser les Anglais qui rembarquaient.

 

       Mais sur leur route, ils allaient rencontrer une dernière résistance désespérée : sur le canal Ypres-Comines, chez nous… Et ce dimanche 24 mai, l’arrière-garde du corps expéditionnaire anglais s’était installée le long du canal, entre Comines et Hollebeke, avec mission de retarder le plus possible la progression des Allemands, et ce à n’importe quel prix, afin de permettre au gros de l’armée anglaise d’échapper à la souricière de Dunkerque, ce fut la fameuse opération « Dynamo ».

 

3. La "Bataille du Canal".

 

       A l’arrivée des Allemands, le 24 vers 11 heures, nous sommes allés nous réfugier dans la cave de la maison voisine, appartenant à la famille Verbeke qui avait préféré quitter les lieux.

 

       Pourquoi cette cave ? Nous avions en effet deux caves contigües dans notre maison, mais elles n’étaient pas totalement sous le niveau du sol (elles étaient sous une « voûte ») et étaient dotées chacune d’un soupirail donnant sur la cour.

 

       Et mon père, qui avait fait 14-18, nous avait dit que nos caves étaient le pire endroit où se cacher, car en cas de contre-attaque anglaise, si les soldats britanniques étaient parvenus jusqu’à vouloir reprendre notre maison aux Allemands, leur première action avant d’y entrer aurait été de balancer des grenades par les soupiraux, faisant un massacre. La cave des Verbeke, par contre, était complètement sous terre, sans autre ouverture que l’escalier, ce qui fait qu’elle avait attiré plusieurs voisins. Nous nous y retrouvâmes donc à 32 personnes de plusieurs familles de la Cortewilde.

 

       Quand les Allemands sont entrés dans la maison, ils ont d’abord fouillé l’épicerie qui était encore bien garnie. Ils sont ensuite descendus dans la cave pour vérifier qu’il n’y avait pas de soldats parmi nous. Ils semblaient très énervés, le doigt sur la gâchette. Nous entendions des bruits de bouteilles et de boîtes de conserves venant de l’épicerie. Ils sont aussi montés à l’étage, pour avoir un point de mire sur les Anglais qui s’étaient enterrés dans la berge du canal, derrière le remblai du chemin de fer. Et juste au bout du chemin de la Caleute séparant notre maison de celle des Verbeke, à 200 mètres environ, ils avaient installé une mitrailleuse qui tirait une rafale chaque fois que quelque chose apparaissait entre les deux maisons. Et c’est durant cette période précédant l’assaut des Allemands que mon père dut absolument accompagner ma grand-mère de l’autre côté du chemin pour qu’elle puisse aller s’occuper de sa chèvre restée dans l’étable ! Impossible de lui faire entendre raison. C’est également durant ces moments que des officiers allemands, munis de leur carte d’Etat-Major sur laquelle figurait le canal Ypres-Comines, vinrent nous demander s’il y avait beaucoup d’eau dans le canal et s’il était très large. Apparemment, ils ignoraient que derrière chez nous, on pouvait souvent le traverser à pied sec ! Ils avaient même prévu de grands canots pneumatiques pour une traversée éventuelle…

 

            Vers midi, la bataille commença réellement, nous entendions des tirs très nourris de part et d’autre. Les Allemands avaient 200 mètres de prairies parfaitement découvertes à parcourir, séparées en parcelles par des barbelés. Ils étaient donc des cibles faciles pour les mitrailleurs anglais. Il leur fallait ensuite franchir le ballast du chemin de fer, à la vue des tireurs anglais postés derrière de l’autre côté du canal. Et assez rapidement, des tirs de canons anglais qui visaient les troupes cachées derrière la rangée de maisons incendièrent deux de celles-ci.

 

       Ce fut la panique dans la cave, le bruit des canons était terrifiant, le sol vibrait, et il y eut des pleurs, et surtout beaucoup de prières.

 

       On avait apporté dans la cave un seau hygiénique qui faisait fonction de toilette publique. Et très vite, ce « pispot » fut rempli ! Un réfugié d’Alost qui se trouvait parmi nous, un franc bougre, osa inviter un soldat allemand à aller le vider dans la cour, ce qu’il fit en maugréant, et une seule fois seulement… Et durant toute la journée, le crépitement des fusils et des armes automatiques ne faiblit pas, ce qui ne nous rassura guère sur la tournure des événements…

 

       Ce n’est que vers le soir, avec l’arrivée de l’obscurité, que les tirs se ralentirent. Mon père décida alors que nous quitterions la cave dès le lendemain avant l’aube, pour nous réfugier vers Geluwe. Il craignait en effet que si les Anglais réussissaient à résister sur place trop longtemps, la bataille deviendrait rapidement enragée et que nous serions alors coincés en plein milieu de la violence d’un terrible champ de bataille, entre attaques et contre-attaques.

 

       Mon père et mon grand frère Albert avaient préparé les vélos pour un départ éventuel, et en sortant de la cave, nous devions traverser le chemin d’environ 5 mètres entre les deux maisons. Hélas, comme le lendemain tôt le temps était très clair, il était déjà trop tard pour passer de l’autre côté en profitant de la dernière obscurité.  Nous fûmes aussitôt repérés par les Anglais qui commencèrent à tirer dans le chemin. Impossible dès lors d’entrer dans la maison. Nous dûmes abandonner les vélos et nos bagages, pour nous faufiler entre les maisons jusqu’à la Chicane, jusqu’à être hors de vue des Anglais.

 

       Nous avons alors marché vers Kruiseke par le rue de la Petite Traverse ; sur notre route, nous apercevions de nombreux canons allemands, dissimulés derrière des bâtiments de fermes. Au hameau de Kruiseke, sur le seuil d’une grande maison, nous avons rencontré la famille Jules TITECA-LEROY qui faisait une pause en dégustant une tasse de café.

 

       Nous avons repris notre expédition pour arriver vers midi à la ferme Gekiere entre Geluwe et Dadizele. Les soldats belges venaient de quitter leurs lignes de défense à Dadizele (témoin de ces combats, un mémorial a été érigé à cet endroit).

 

       Ils se replièrent sur Roulers d’où nous entendions le grondement des canons. Mon père décida alors, par précaution, de nous replier vers Geluwe. Nous nous installâmes entre temps dans la grange d’une autre ferme plus proche de Geluwe. Le lundi après-midi, il y eut un très violent orage. Il est d’ailleurs fait écho de ce violent orage dans le livre « La Bataille du Canal » d’ Henri Bourgeois, célèbre historien cominois.

 « A certains endroits gisent des cadavres dans un état de décomposition plus avancé que d’autres. Certains présentent des visages tout noirs et couverts de vermine. (…)

Ces hommes sont tombés le dimanche et surtout le lundi matin alors que le temps était à l’orage. »

 

       Durant ce temps, du côté d’Houthem, les Anglais avaient perdu la plupart de leurs hommes. Le reste fut encerclé par les Allemands qui avaient passé le canal à hauteur d’Hollebeke, (entre autre par les conduits qui permettent aux ruisseaux de passer sous celui-ci).

Le mardi 26, mon père et mon frère revinrent à Houthem en éclaireurs pour constater les dégâts, les combats ayant cessé.

 

       Pour notre part, nous rentrâmes chez nous le mercredi 27, il y avait beaucoup de dégâts : vitres brisées, plus de tuiles sur la maison. Une balle « dumdum », tirée par les Anglais, s’était logée dans le haut-parleur de la radio, elle fut retirée le lendemain par l’électricien Charles Lauraine. Dans nos prairies entre la maison et le canal, tous les barbelés avaient été sectionnés par les Allemands pour faciliter leur assaut.

 

       C’est ce 28 mai que le Roi Léopold III capitula sans conditions, pour éviter les pertes de vies inutiles civiles et militaires. En effet, l’armée belge s’était retrouvée acculée à la mer sur les plages de La Panne et Coxyde, elle avait été rejointe par des milliers de réfugiés civils qui ne pouvaient pas non plus aller plus loin. Et l’on savait très bien que lorsque les Stukas nazis en auraient terminé avec les Anglais à Dunkerque, en quelques minutes ils viendraient terminer le travail sur nos plages belges, mais là les civils étaient plus nombreux que les militaires à bout de souffle et de munitions : dilemme épouvantable pour notre Roi…

 

       A notre retour, nous avons entrepris de remettre de l’ordre dans la maison et de réparer la toiture avec des tuiles récupérées chez Charles  Grouset.

 

       Le jeudi 28, nous sommes allés visiter le champ de bataille, au bout de notre chemin. De nombreux soldats anglais avaient été enterrés dans leur tranchée. On les repérait grâce à une croix de bois surmontée de leur casque, ou alors parfois par un fusil planté dans le sol. Ils reçurent une sépulture au mois d’août : un cimetière avait été créé dans le jardin de Bernard Doolaeghe, rue de Comines ; ils furent exhumés par Jules Knockaert et Cyril Pieters et transportés dans le cimetière nouvellement créé.

 

       Le dimanche suivant, alors que nous nous rendions à notre champ à Hollebeke à côté du petit étang de la rue du Corbeau, en passant par le long du canal, nous avons découvert un cadavre recouvert d’un peu de terre. Les Anglais avaient perdu 56 hommes sur le territoire d’Houthem, 31 à Hollebeke et 102 à Comines.

 

       Une autre dimanche où mon père et moi allions faire un tour au canal, nous avons rencontré des jeunes filles de Wervicq-France qui venaient déposer des fleurs sur les tombes de plusieurs soldats. Elles nous racontèrent que ces jeunes militaires avaient campé  à Wervicq-France durant l’hiver 39-40, en attendant le début des hostilités en mai 40. En effet, depuis la déclaration de guerre de septembre 1939, la frontière était fermée et les soldats étrangers ne pouvaient pas pénétrer en Belgique. C’est ainsi qu’une jeune fille houthémoise, candidate au mariage avec un soldat français qui ne pouvait donc pas traverser la frontière pour venir se marier en Belgique, s’était mariée sur le pont-frontière !  

 

4. L'occupation.

 

        Une fois la bataille du canal terminée, et quand tous les réfugiés furent rentrés chez eux commença la triste période dite de l’occupation.

Avec les mois d’été, le calme était revenu au village et nous ne remarquions que très peu la présence des Allemands.

 

       L’école ne reprit qu’en septembre.

 

       Les Allemands étaient des gestionnaires pointilleux, leur objectif étant de parasiter les pays occupés afin de contribuer à nourrir le peuple allemand qui manquait de tout à cause du blocus maritime. Tout était scrupuleusement compté et inventorié : les animaux dans les fermes, la production des cultures, afin d’en soutirer le plus possible au profit de l’Allemagne.

 

       Une personne était chargée par l’administration allemande de faire la tournée de toutes les fermes afin de contrôler de visu le nombre d’animaux déclarés par les fermiers. Une partie de ceux-ci devaient être livrés afin de partir pour l’Allemagne…

 

       A la boucherie, la viande était rationnée et vendue uniquement en échange de timbres. Nous vendions plus de saucisson fabriqué par Théophile Descamps, rue de Wervik à Comines, que de la rouelle ou des pièces de lard. Les familles se contentaient de peu : un petit morceau de viande le dimanche.

 

       Le ravitaillement des familles était rationné par des cartes de timbres (pain, viande, matière grasse, lait, etc., on avait p. ex. droit à ¼ de litre de lait par jour et par enfant.

 

       A l’école de Mr Debourse, nous recevions chaque jour une pastille de vitamines. Et celui qui nettoyait l’école le samedi après-midi recevait une pastille supplémentaire !

 

 

 

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       Ma grand-mère habitait seule dans sa maison attenante à la nôtre. Elle était donc considérée comme un ménage « isolé », et comme elle possédait encore quelques petits champs, elle devait fournir à l’occupant x kilos de blé en fonction de la superficie. Nous avons donc décidé de fusionner les deux ménages pour être à 7 plutôt que 6+1, ce qui était plus avantageux : cela nous permettait de conserver une belle quantité de blé, mais nous obligeait en même temps à abandonner un certain nombre de timbres pour le pain ! Malheureusement, comme le charbon était distribué par ménage, elle perdit le droit à sa propre quantité de charbon. Mon père est alors allé à la maison communale et l’échevin Baptiste a obligé l’employé à lui rendre la carte.

 

       Le fermier qui abattait un porc pour son propre usage était privé de timbres-viande selon le poids du cochon. Un jour, Marie Delmotte est ainsi venue pleurer auprès de mon père, qui avait tué leur cochon, parce que l’employé communal avait surestimé le poids de la bête ! Alors, mon père s’en est allé sur place pour faire rectifier le tir.

 

       Mon père et mon frère allaient aussi tuer des porcs clandestinement pour les fermiers qu’ils connaissaient bien. Il s’agissait bien sûr d’animaux cachés lors du passage du contrôleur ! Cela permettait à ceux-ci d’améliorer leur ordinaire, mais aussi d’en vendre une partie « au marché noir ». Comme on peut s’en douter, mon père a souvent été dénoncé, cette « pratique » étant malheureusement très courante à l’époque…

Les gendarmes venaient apporter les lettres anonymes à la maison communale, mais l’échevin Baptiste les détruisait aussi vite ! Une fois même, se sentant espionnés par un voisin, ils sont partis le soir pour aller tuer un cochon de nuit chez Joseph Mahieu, à 300 mètres de l’autre côté du canal derrière notre maison. Ils étaient partis à vélo en direction de Comines, afin de tromper les délateurs du quartier. Ils y ont ensuite passé le reste de la nuit et ne sont revenus que le lendemain dans la matinée.

 

       Les gens se débrouillaient pour frauder un peu, ils obtenaient parfois 5 kg de blé dans certaines fermes, e. a. chez Alphonse Leterme, après la moisson. Peu à peu, le marché noir se développa, et certains fermiers vendaient le blé à 50 francs le kg.

Nos deux cousins de La Louvière, Albéric et Joseph Bartier, vinrent à Houthem acheter du blé au marché noir. Ils le firent envoyer dans des coffres au nom des Ateliers JABART de La Louvière. Avec la complicité des chefs de gare, leur blé arriva à bon port.

 

       Certaines familles accueillirent des adolescents venant de la ville, des familles qui préféraient envoyer leurs enfants à la campagne car la nourriture était un peu plus facile à trouver, ou parce qu’ils vivaient trop près d’usines qui risquaient d’être bombardées. Ce fut le cas p. ex. chez Isidore Verbeke, notre voisin.

 

       Au cours de l’année 1941, l’aviation anglaise avait repris le dessus, et le soir nous étions heureux de voir passer les avions qui allaient bombarder l’Allemagne, même topo au retour vers minuit. Les Allemands avaient placé un canon D.C.A. sur chaque train. Une batterie de la Flak était également installée à l’Energie à Comines-France, et elle intervenait chaque nuit au passage des avions anglais.

 

       Il y eut plusieurs attaques des trains entre Ypres et Comines, et un jour, un train fut immobilisé à la gare d’Houthem. Les gens en profitèrent pour obtenir une pelle de charbon. D’autre part, un conducteur de locomotive qui avait de la famille dans le quartier secouait régulièrement la trémie de sa machine entre la Cortewilde et Hollebeke afin de laisser tomber du charbon que l’on allait ensuite ramasser entre les rails.

 

     L’Energie (centrale électrique de Comines-France) fut bombardée à plusieurs reprises, mais sans jamais de véritables dégâts graves. Mais un jour, ils ont bombardé la centrale depuis une haute altitude, nous revenions de l’école et nous voyions les bombes tomber avec les reflets du soleil. L’opération fut loupée, mais il y eut plusieurs morts du côté belge au Godshuis et dans la cité ouvrière de Comines-France, juste à côté de l’Energie.

 

       A ce sujet, il existe un excellent article de Dirck Decuypere, de la Société d’Histoire de Comines-Warneton, qui relate ces événements, avec documents et photos :

 

          DECUYPERE, D., Target Z.195. Les raids de la Royal Air Force sur la centrale d’énergie électrique de Comines-France en 1941-1942, Mémoires de la Société d’Histoire de Comines-Warneton, Tome XX, 1990.

 

       La Commune avait instauré une « Garde Civique » : chaque soir 2 hommes armés d’un bâton devaient surveiller une certaine zone du village pour éviter les vols en cette époque où on manquait de tout, mais aussi pour déjouer les actes de sabotage qui risquaient d’attirer des représailles de la part de l’occupant. Mon père et mon frère en faisaient partie.

 

       Les après-midi, nous allions à plusieurs ramasser du coke sur le ballast du chemin de fer. Avec ceux de mon âge, nous allions aussi glaner sur les champs pour récupérer quelques épis de blé. Par le chemin de la Caleute derrière notre maison, j’accédais au canal et au quai de chargement de la gare utilisé par de nombreux agriculteurs de la région qui étaient astreints à livrer pour l’Allemagne des quotas de leurs récoltes. Avec mon copain Robert Claerhout, nous allions ramasser des betteraves sucrières tombées des wagons. Elles servaient à ma mère pour nous fabriquer un délicieux sirop de Liège comme je n’en ai jamais plus mangé d’aussi bon !...

 

       Entretemps, c’était le train-train habituel : l’été, avec ma mère, nous allions coudre du tabac sur le champ d’Henri Pattyn, derrière la maison.

 

5. Travail obligatoire - Collaboration - Résistance.

 

       La plupart des prisonniers de guerre houthemois avaient été relâchés et étaient rentrés chez eux. En effet, ils parlaient tous suffisamment le néerlandais et les Allemands n’avaient gardé que les unilingues francophones, (une décision qui allait encore attiser les ressentiments linguistiques après la guerre, comme quoi Hitler s’y connaissait à « diviser pour régner » !). Mais je crois que les soldats cominois furent plus nombreux à moisir toute la guerre dans les stalags.

 

      En Allemagne, la pénurie de travailleurs masculins se faisait déjà sentir, la majorité des hommes étant partis au front. Et dans un premier temps, l’Allemagne eut l’idée de faire appel à des travailleurs volontaires belges et français pour pallier ce déficit de main-d’œuvre. L’argument principal était d’attirer les chômeurs des usines fermées à cause de la guerre parmi lesquels de nombreux pères de famille qui peinaient à nourrir femme et enfants. Malheureusement, malgré la propagande, cet appel à volontaires n’eut que peu de succès.

 

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(Propagande STO)

 

 

       C’est pourquoi, fin 1942, tous les jeunes gens de 16 à 25 ans durent aller se présenter à l’Arbeitsambt à Ypres : ils étaient astreints au travail en Allemagne. (Dans un premier temps, les Allemands avaient décidé d’appeler au volontariat, mais vu le peu de réponse, on parla vite de STO, le « Service du Travail Obligatoire »). Plusieurs hésitèrent, mais on leur rappela qu’en cas de défaillance, on pourrait s’en prendre aux parents, au minimum en leur supprimant les tickets de rationnement…

 

       Pris de panique, ils furent 26 jeunes Houthemois à se laisser influencer, et ils prirent le départ le 26.03.1943, accompagnés jusqu’en gare de Courtrai par le Secrétaire Communal… Ayant tous renseigné comme profession « ouvrier agricole », ils furent tous conduits à ALTEWEDDINGEN, près de Magdebourg, pour travailler dans une grande ferme. Mon frère Albert faisait partie du lot… Je lui ai écrit très régulièrement, au moins une lettre par semaine, souvent la même chose : que tout allait bien ici et qu’il ne devait pas s’inquiéter pour nous, que nous attendions son retour en espérant que tout allait bien là-bas pour lui : les lettres en effet devaient rester « bien sages » pour franchir la censure. J’ai découvert à sa mort qu’il avait conservé précieusement toutes les lettres que je lui avais écrites durant sa déportation…

 

Voici une photo inédite d’une partie du groupe le 26 mars 1943 à la Gare de Courtrai,

 attendant le train spécial de travailleurs qui devait les emmener en Allemagne.

 

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De g. à dr. debout : Roger BELPAIRE, Odiel ALLEMAN, Francis LORIDAN, Fernand LENOIR,

Daniel AERNOUT, Maurice BOURGEOIS (décédé en déportation), Albert DROUILLON,
Albert DUJARDIN, Joseph BERTEN, Raphaël DELMOTTE.
Assis : Michel DOOLAEGHE, Roger LEROY, Emile DELRUE.

 

Voici la photo du ticket de train de la déportation de mon frère Albert,

et qu'il avait précieusement conservé. 

 


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Et encore quelques photos de ces jeunes Houthémois sur leur lieu de déportation.
Ils semble même qu'ils aient créé là-bas une équipe de football.

Les photos "endimanchées" laissent supposer les sorties du dimanche entre copains...

 

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Les trois copains de la Cortewilde :

Albert Bartier, x Pattyn et Emile Delrue.

 

 

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       L’un d’eux, André Pieters, avait reçu un jour la permission de revenir à Houthem pour le décès de sa grand-mère. Comme on sentait la fin de la guerre proche, certains lui proposèrent de rester et de se cacher, mais il préféra retourner, pour éviter les représailles sur sa famille, mais aussi sur ses copains qui étaient restés là-bas.

 

       Pour ce travail forcé en Allemagne, la langue parlée était aussi un critère : dans les communes francophones, les jeunes étaient tous assurés d’être bons pour le service, contrairement aux Flamands. Dans les communes flamandes environnantes, il y eut moins de jeunes à partir en Allemagne.

Et dans certaines communes, il n’y en eut pratiquement aucun ! En effet, l’employée de l’Arbeitsambt d’Ypres était originaire d’Hollebeke, et grâce à elle, tous ses petits camarades du village parvinrent à passer au travers des mailles du filet…

 

       Et je me souviens que pendant que nos jeunes étaient en déportation, certains jeunes des communes flamandes avoisinantes venaient tous les dimanche après-midi jouer aux cartes au café, où je faisais bien sûr partie de l’équipe. Mais il y avait aussi des réfractaires, aussi nous amusions-nous à huis clos !

 

         J’étais très curieux de connaître l’évolution de la guerre. Et nous les jeunes, nous allions tous à l’école communale de Mr Debourse, un patriote qui nous informait chaque matin des nouvelles des fronts. De temps en temps, il y avait la visite des inspecteurs linguistiques. En effet, l’école d’Houthem était depuis toujours fréquentée par plusieurs enfants d’Hollebeke, Zandvoorde et Wijtschaete, ce qui avait été interdit par la Flandre. Un jour, un inspecteur était passé contrôler et comme d’habitude tout avait été préparé pour le duper. Comme de coutume, j’étais assis à la première place près de la porte, en tant que sonneur de cloche attitré. En partant, l’inspecteur demanda à un élève de Zandvoorde, André Herman, de le raccompagner à la sortie. Mais Mr Debourse avait flairé le danger, et il s’empressa de répondre : « Gérard Bartier fera ça beaucoup mieux, c’est sa tâche ! ».

 

       Il y avait de temps en temps des sabotages, surtout des fils téléphoniques coupés le long du chemin de fer. Nous essayions discrètement de savoir s’il y avait des résistants dans le village et ce qu’ils faisaient, mais pas grand-chose à apprendre. Il y avait bien une organisation d’armée secrète à Comines, mais les membres ne se sont fait connaître qu’à la libération.

 

       On a su après la guerre que Stanislas Van der Stichelen faisait partie du mouvement de résistance, et que son poste de radio qui faisait relais avec Londres était dissimulé sur le grenier de Mlle Leterme (la sœur du Docteur), dans sa maison située rue de Wijtschaete 14 (la première maison que nous avons occupée à Houthem après notre mariage).

 

       En matière de collaboration directe, il y eut le surnommé « de Lange B. » (« le Grand B. »), qui porta l’uniforme allemand. Sa maison, qui se trouvait près de la Laiterie d’Hollebeke, un peu plus loin que la Cortewilde, fut incendiée à la fin de la guerre (la dite laiterie avait été la cible d’un attentat à l’explosif, et ses ruines ont subsisté en l’état jusqu’à il y a quelques années). Ce collaborateur qui avait porté les armes contre son pays s’est enfui en Espagne après la guerre, comme de nombreux autres traîtres belges parmi lesquels Léon Degrelle, condamné à mort par contumace, qui avait commandé la 28ème Division SS « Wallonie », composée uniquement de volontaires wallons.

 

       Il y avait aussi un certain Gérard M., chargé de surveiller les « points stratégiques » du village, mission de la plus haute importance selon lui, et qui suscitait les quolibets. Très fier, il portait l’uniforme noir, mais n’avait pas d’arme et n’a jamais combattu. Il a bien sûr été jugé et condamné après la guerre. Il a été privé de ses droits civils à perpétuité, mais est resté vivre à Houthem, indifférent au mépris populaire qu’il suscitait.

 

 

       Les ouvriers qui n’étaient pas astreints à la déportation devaient se débrouiller pour trouver du travail. Pour les frontaliers, les usines françaises étaient fermées depuis 1939.

Certains travaillèrent pour les Allemands, principalement à la construction d’abris le long de la côte française, pour le fameux « Mur de l’Atlantique », d’autres se faisaient embaucher dans les fermes. C’était le règne du système D et des petits boulots…

 

 

       A la maison, le soir, nous écoutions clandestinement la radio de Londres, à côté des informations sur l’avancement de la guerre, il y avait de nombreux messages personnels destinés à la Résistance, et toutes ces phrases mystérieuses, humoristiques, poétiques… excitaient notre imagination…

 


6. Le début de la fin.

 

       L’hiver 42-43, il fit très froid.

 

       Au mois de mars, des soldats allemands venus de Stalingrad vinrent s’installer au repos à Houthem. Certains logeaient chez des particuliers dont une chambre avait été réquisitionnée, les simples soldats occupèrent l’école des garçons. L’Etat-Major s’était installé chez Alfred Lemahieu, à côté de la cure.

 

       Du coup, les cours furent suspendus à l’école et donnés au domicile des instituteurs, MM Debourse et Vancoppernolle.

 

       Les Allemands restèrent plusieurs semaines avant de retourner à leur grand regret en Russie. Le soir, plusieurs militaires venaient boire un verre chez nous à la Cortewilde. Un officier originaire de Berlin, et qui parlait très bien le français, venait toujours à la cuisine s’entretenir avec mon père. Tous deux avaient fait la guerre de 14, et ils évoquaient les souvenirs communs, la vie misérable des tranchées, les copains qu’on voyait mourir les uns après les autres, le dégoût de cette sinistre boucherie souvent inutile. Peut-être s’étaient-ils trouvés un jour l’un en face de l’autre à se tirer dessus… En tout cas, assis là tous les deux, accoudés chacun d’un côté du feu flamand, ils ne se haïssaient plus…Il s’appelait Gunther URBAN, il était professeur à l’Université de Berlin et  en avait marre de la guerre…

 

       Dès 1943, nous avions beaucoup espéré du débarquement des Canadiens à Dieppe.

Hélas l’opération échoua et les soldats canadiens furent rejetés à la mer. Mais la leçon n’avait pas été vaine…

 

       Ensuite, nous attendîmes plusieurs mois le débarquement des Alliés. On le prévoyait plutôt proche de chez nous, vers le Pas-de-Calais…

 

      Le jour J approchait, tout le monde en parlait et l’espérait vivement, la guerre s’éternisait…

 

       Le 5 juin au soir, en écoutant comme d’habitude Radio Londres, nous avons remarqué qu’il y avait beaucoup plus de messages personnels que d’habitude. Etait-ce un signe ?

 

       Tous les jours, nous allions en classe chez Mr Debourse à 8h30. Et dès que nous étions rentrés chez lui, notre instituteur s’absentait toujours quelques minutes pour aller écouter Radio Londres afin de nous donner les dernières nouvelles.

 

       Et ce matin du 6 juin, à 9h00, il nous apporta la bonne nouvelle : ils  étaient débarqués ! Nous étions dans l’euphorie, espérant qu’ils arriveraient bien vite !

 

       Malheureusement, il fallut encore attendre 3 longs mois pour voir apparaître nos premiers libérateurs. Nous essayions chaque soir de récolter des renseignements quant à l’avance des troupes alliées.

 

       Au mois d’août 44, un véhicule allemand venant de France s’arrêta devant le café. Quatre soldats en descendirent. Il devait s’agir des premiers fuyards du front qui commençait à céder de toutes parts. Ils rentrèrent au café et demandèrent à ma mère de leur faire des frites. Ils ont sorti pour cela du « bon beurre » qu’ils avaient ramené de Normandie ! Ma mère obtempéra et ils furent très satisfaits de leur repas ; alléchées sans doute par l’odeur, deux voisines Madeleine Vanderstichelen et sa sœur Elisabeth vinrent même jeter un coup d’œil envieux sur ces agapes durant une telle période de privations. Les Allemands commencèrent à parler de la suite de la guerre et, en nous saluant au départ, ils nous dirent : « Auf Wiedersehen ! Wir kommen zurük bei 6 Wochen mit das neue Waffe ! » (« Au revoir ! Nous serons de retour dans 6 semaines avec la nouvelle arme!”). Ils étaient gonflés à bloc et espéraient encore gagner la guerre. Et effectivement, après leur départ vers l’Allemagne, les nouvelles armes V1 et ensuite V2 firent leur apparition et s’abattirent sur le port d’Anvers. Quant au reste du beurre, resté sur place, il nous a bien servi pour faire plusieurs fois des frites en attendant la fin de la guerre !...

 

        La nuit du 3 au 4 septembre, il y eut des mouvements importants de passage de troupes allemandes dans le quartier : camions, ambulances et autres véhicules hétéroclites.

 

       Le matin au lever, le défilé continuait, il y avait devant la maison de ma grand-mère un feldgendarm déjà bien âgé qui réglait la circulation. Mon père le fit entrer dans la pièce de devant de chez ma grand-mère, il était gentil et buvait régulièrement un verre de schnaps. Vers 10h, on vint nous dire que des Allemands étaient en train de voler le camion du brasseur Everaert à Hollebeke, à 200 mètres d’ici. Je ne sais pas comment je suis arrivé à le lui dire, en « flamand germanisé », toujours est-il que je l’ai accompagné à pied jusque là et il est intervenu à temps : le camion a été restitué. Ces faits m’ont été rappelés il y a quelques années par Nicette, l’épouse d’Elie Everaert.

 

       Entretemps, il y avait beaucoup moins de mouvement de troupes quand, vers 11h30, est arrivée une moto sur laquelle avait pris place un Général. Ils sont allés vers le canal par le mauvais chemin à côté de la maison, avec hélas une crevaison ! Pendant que le chauffeur réparait la fuite, l’officier est rentré chez nous, il parlait bien le français. Il a soulevé le couvercle de la casserole pour voir ce que l’on allait manger à midi (des patates à l’eau…).

Mon père lui a demandé s’il y aurait encore beaucoup de combats dans le secteur. Il nous répondit que oui, mais que si nous avions une bonne cave cela devrait suffire.

 

       Un peu plus tard, le vieux feldgendarm, ivre mort, s’était assoupi dans le jardin de ma grand-mère, avec son arme à côté de lui. Je l’ai observé un bon moment, me disant que ce serait peut-être une bonne occasion de faire un prisonnier, je me voyais déjà acclamé comme le héros du quartier, jusqu’à ce que je sois sorti de mon rêve par ma mère qui me criait « Gérard, à table ! ».

 

7. La libération.

 

 

       En début d’après-midi déjà, les Allemands arrivèrent pour s’installer au canal. Comme les Anglais en 40, c’était à leur tour de s’y installer pour essayer de retarder quelques peu les troupes alliées lancées à leur poursuite !...

 

       Ils étaient très nerveux, armés jusqu’aux dents et craignaient par-dessus tout les « terroristes », ayant déjà vécu quelques aventures en France avec les résistants des FFI.

Pascal Verbeke revenait du coiffeur, à deux pas de là. Il fut le dernier à s’aventurer dans la rue. Tous les habitants de la Cortewilde, surpris par la rapidité des événements, avaient pris peur et s’étaient enfermés dans leur maison. Au café, mon père avait l’habitude de coincer un couteau dans le loquet de la porte. Hélas, quelques Allemands qui voulaient entrer à tout prix ont fait tomber celui-ci. Ils voulaient absolument à boire, mais nous ne pouvions rien leur donner. Par chance, il y avait derrière le comptoir une bouteille de bière périmée : ils l’ont prise et sont aussitôt sortis.

Nous avons ensuite fermé tous les volets et les portes, et nous nous apprêtions à nous réfugier dans la cave si des combats commençaient dans le quartier. Vers 16 heures, nous avons entendu des coups de canon venant de Voormezele et quelques obus tombèrent sur le hameau du Tilleul à Wijtschaete, que nous pouvions apercevoir depuis l’étage de la maison.

 

       C’est le bataillon polonais incorporé dans l’armée anglaise qui a libéré Ypres dans la soirée et les Allemands y furent quasi encerclés. Le soir, ceux qui étaient encore au canal abandonnèrent la position, ils arrivèrent ainsi chez nous par la cour. Ils voulaient entrer et demandèrent de la nourriture. Ils disaient que leur cuisine avait été encerclée à Ypres.

Nous leur donnâmes quelques pommes tombées et ils s’en allèrent en direction de Geluveld. Je crois qu’ils ont réussi à s’échapper de l’étau allié vers Roulers et puis vers la Hollande où ils ont encore donné du fil à retordre aux Canadiens.

 

       Le soir, il faisait calme quand soudain nous entendîmes des clameurs en provenance de Comines, où les Cominois accueillaient leurs premiers libérateurs. Leur joie s’entendait à plusieurs kilomètres !

 

       Le lendemain, les camions et le matériel de guerre défilèrent dans le centre de Comines, toujours sous les acclamations de la population qui n’avait pas dû dormir beaucoup !

 

       Avec mon copain Roger Rassalle, nous sommes partis à vélo pour nous rendre compte de la situation. Quand je dis à vélo… : moi j’avais un vélo sans chambre à air et Roger un vélo d’enfant trop petit pour lui. En chemin, nous nous relayions et échangions nos montures, et le voyage ne fut pas une sinécure, compte tenu en plus de l’état de la route de l’époque, pavée et aux accotements de gravier !...

 

       Et puis peu à peu, la situation redevint normale. Nous respirions à nouveau l’air de la liberté, même si la guerre n’était pas finie pour tout le monde.

 

       Mi-septembre, nous avons vu passer des avions anglais qui tractaient des planeurs se rendant en Hollande, où de durs combats se déroulèrent encore du côté de l’île de Walcheren. De nombreux parachutistes canadiens y perdirent malheureusement la vie face aux troupes SS.

 

       Ensuite, les Alliées voulurent faire une pause dans les Ardennes en attendant l’assaut final vers l’Allemagne. Hélas, en décembre les Allemands contre-attaquèrent, provoquant la fameuse « Bataille des Ardennes ». La guerre n’était pas encore terminée pour autant, et il y eut encore de violents combats pour franchir le Rhin à Remagen et pour arriver à Berlin.

 

*

 

       Pendant ce temps, le Gouvernement belge, réfugié en Angleterre au mois de mai 40 en laissant au Roi Léopold III le soin de se débrouiller avec les Allemands,  rentrait après plus de 4 années d’absence.

         Il avait quand même travaillé un peu, puisque ses ministres fugitifs avaient mis sur pied notre futur système de sécurité sociale, un modèle européen qui fut appliqué à partir du 28.12.44.

         Ce projet était gigantesque et il est encore aujourd’hui un exemple pour les autres pays européens.

         D’autre part, alors qu’actuellement on parle  beaucoup de crise économique et financière, nos dirigeants eurent bien vite résolu ces problèmes…

         Nos anciens se souviendront sans doute de la redoutable opération Gutt : il fit rentrer tout l’argent et chaque ménage reçut une somme de 2000 francs pour redémarrer, le reste étant libéré petit à petit. Ce fut une opération néfaste pour le commerce, le pouvoir d’achat et l’économie. Cette mesure contribua aussi à ruiner ceux qui avaient accumulé de l’argent « sale » durant la guerre grâce au marché noir ou à la collaboration…

 

*

 

En mars 1945, des troupes canadiennes vinrent s’installer à Houthem, les soldats furent accueillis comme des héros et logèrent chez des particuliers où ils restèrent un bon moment.

 

Les voici lors d'un défilé dans les rues d'Houthem

(Photo Monique Dujardin)

 

 

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        Ils avaient installé une tente au bord du canal, rue d’Ypres (actuelle rue de la Cortewilde), juste avant la gare. Et nous, les gamins du coin, nous étions curieux de voir ce qui s’y passait.

 

      Il y avait plusieurs soldats qui logeaient chez Auguste BOURRY, dans la maison en face de la tente.

 

      Tous les soirs, escortés par Joseph Bau, petit-cousin de mon père (qui s’était d’ailleurs engagé à ce moment dans l’armée canadienne), ils venaient boire un coup au café. La bière coulait à flots, les habitants fraternisaient et cette période fut assurément une bonne affaire pour le tiroir-caisse de Jérôme Bartier !

 

       Ma mère faisait leur lessive et quand, après l’école, j’allais rapporter leurs vêtements, je recevais un petit cadeau, souvent une portion de ce délicieux « CAQUE ANGLAIS » dont je me souviens encore du goût aujourd’hui !... Nous étions de nombreux gamins à « squatter » le camp des Canadiens, à l’affût d’un petit « job », dans l’espoir de les « racketter » d’un de leurs « gadgets » qui pour nous étaient de véritables trésors !

          C’est ainsi qu’un jour, j’ai décroché le « jack pot » en recevant un splendide couteau multiple, sur lequel le soldat avait gravé son nom. Sur la photo, on distingue l’inscription : 
« M SANDMOEN CANADA »

 

 

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Au cours du même printemps, un avion anglais fut abattu par les Allemands et s’écrasa dans le champ de la ferme dite du « Baron Leterme » (derrière l’actuelle cité « Ma campagne »). Des soldats anglais firent la garde d’honneur à proximité de l’appareil et de l’équipage carbonisé. Voici deux photos prises à cet endroit, près de la ferme Clarebout dans la rue d’Hollebeke.

L'un d'eux, pour l'occasion, m'avait prêté son casque. Imaginez ma fierté!...

 

 

Photo avec les soldats.jpg

 

 

Me voici posant avec un béret anglais. Je me voyais déjà militaire… J’ignorais encore que quelques années plus tard, je deviendrais le sergent Bartier, instructeur à la prestigieuse Ecole des Blindés de Stockem…

 

 

Photo au bérêt.jpg

 

 

 

8.  Epilogue.

 

         L’Allemagne capitula finalement le 8 mai 1945.

 

       Les déportés houthémois furent libérés début mai et furent de retour au pays dans le courant du même mois.

Malheureusement, il y avait un manquant à l’appel : Maurice BOURGEOIS avait été tué lors d’un bombardement à la gare de Leipzig, revenant d’une visite à son camarade Gustave Vanmarcke. Son corps fut rapatrié quelques semaines plus tard.

Un hommage lui fut rendu par la population d’Houthem, et son corps fut inhumé au cimetière local lors de la cérémonie. Son nom figure sur le Monument aux Morts.

 

       Fin mars 45, quelques élèves de l’école communale jouèrent avec des munitions abandonnées par les Canadiens. Certains furent blessés par l’éclatement d’une cartouche. Parmi eux, Joseph Vermeulen qui fut gravement blessé à la main, ainsi qu’André Duriez et André Vinckier.

 9. Conclusion.

 

       Ce texte est en quelque sorte un résumé de la vie de la population belge au cours de cette période tragique.

 

      J’avais 9 ans au début de cette terrible guerre et aujourd’hui 9 fois plus ! Six ans de jeunesse insouciante gâchée par l’angoisse et les soucis quotidiens.

 

        Mon père, ancien combattant de 14-18, avait vécu bien pire encore : parti à l’armée en 1912, à 18 ans, et revenu de l’Enfer en 1920 pour retrouver son village anéanti. Grâce à cette expérience de la guerre, il nous a permis d’affronter ce drame en protégeant sa famille de son mieux, et je lui en suis reconnaissant à jamais…

 

       Mes enfants, quant à eux, font partie de la première génération de Belges à n’avoir jamais connu la guerre, et j’en souhaite tout autant à leurs descendants.

 

       J’estime qu’il était de mon devoir de raconter ce que fut une partie de notre jeunesse : peur de l’occupant, peur des bombardements, de devoir quitter sa maison, privations en tous genres et stress permanent.

 

       Espérons que grâce à la consolidation de l’union des pays dans l’Europe, cette catastrophe ne se renouvellera pas, et sera, une fois pour toutes cette fois-ci, la « Der des der » !

 

***







 



25/02/2020
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